article de Jean MORAWSKI paru dans l'Humanité Hebdo
du samedi 20 et dimanche 21 septembre 2003



Mont-Valérien : derrière les portes de bronze...

Le premier ministre Jean-Pierre RAFFARIN inaugure, samedi (1), sur le site du Mont-Valérien, un monument à la mémoire des patriotes, otages ou (et) résistants, Qui furent passés parles armes par les nazis, au cours de la Seconde Guerre mondiale. L'oeuvre, due au sculpteur Pascal CONVERT, sera dévoilée à 11 heures. Cette cérémonie, très attendue, résulte de l'initiative de Robert BADINTER, sénateur des Hauts-de-Seine, dont le projet de loi, déposé en 1997, a, par la suite, été voté à l'unanimité du Sénat. Scellée à même le sol, la sculpture se dresse non loin d'une chapelle où (tout un symbole !) de nombreux condamnés à mort vécurent leurs derniers instants. L'aspect campaniforme donné au monument évoque le tocsin, une alarme permanente. Il présente en relief, sans hiérarchie, les noms de 1006 victimes identifiées de l'occupant nazi et de ses collaborateurs vichystes. D'une formule, il rend hommage " à tous ceux qui ne l'ont pas été ". Un " blanc " ménage un espace où pourront s'inscrire de nouveaux noms.

Lors d'un entretien accordé à nos confrères du Patriote résistant (2), Pascal CONVERT expliquait récemment: " La forme cylindrique, qui devient conique en son bout, produit un effet d'accélération, de vitesse et crée une impression de dynamisme. En outre, la cloche est liée à des événements culturels (.). Je l'ai utilisée hors de toute considération religieuse, en tant qu'objet collectif de civilisation (...). Dans leur haine de la civilisation, les nazis s'acharnèrent d'ailleurs à immobiliser les cloches et à les fondre pour en faire des armes. " Au cours d'une interview (3), Robert BADINTER soulignait : " Vous avez partout en France des monuments aux morts de la Résistance, des stèles où l'on indique qui, à cet endroit, a été fusillé, avec la mention du jour, du nom des victimes ; au Mont-Valérien, lieu entre tous, en France, qui symbolise la Résistance et le caractère criminel de l'occupation nazie, rien ; les héros devenaient anonymes. " Fondre dans le bronze des noms et des inscriptions constitue depuis des siècles un acte majeur de mémoire.

Au Mont-Valérien, beaucoup de sang a coulé. De nombreux drames y ont trouvé un épilogue brutal et douloureux. Passons sur les origines du site ; Robert CREANGE, secrétaire général de l'Association du souvenir des fusillés du Mont-Valérien et de l'Île-de-France, a bien voulu nous servir de guide : " Cet endroit a une double vocation. Il y a d'abord le terre-plein qui s'appelle la place de l'Abbé STOCK, du nom de l'aumônier militaire allemand qui accompagna la dernière marche de nombreux agonisants. Sur ce terre-plein s'élève le Mémorial de la France combattante. Une série de bas-reliefs rappelle différents épisodes de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de grands faits d'armes, ce qu'ont été la déportation, les maquis, les fusillades. il s'y trouve aussi une flamme, comme celle du tombeau du soldat inconnu de la Grande Guerre, à l'Arc de triomphe. Dans cette imposante muraille s'ouvrent deux portes de bronze. Qui les franchit pénètre dans un espace où l'on découvre un petit bureau où, dit-on, de GAULLE venait souvent se recueillir, et une crypte où sont dressés quinze catafalques, ceux de quinze personnes ayant donné leur vie pour la libération de la France. Les cendres de deux femmes y reposent : celles de Berty ALBRECHT et de Renée LEVY qui ne furent, certes, pas fusillées au Mont-Valérien, mais qui, toutes deux, surent dire " non " lorsque ce " non " pouvait coûter la vie. Un espace reste ménagé qui doit accueillir les restes du dernier compagnon de la Libération. "

Poursuivant cette visite, Robert CREANGE nous guide vers un escalier de marbre qui en plusieurs volées mène à la chapelle déjà évoquée : " Quelques graffitis ont pu y être préservés. Face à cette chapelle, un bâtiment. Des anneaux sont scellés aux murs, auxquels on attachait jadis mais où furent enchaînés des condamnés lorsque l'espace de la chapelle se révélait trop exigu. Enfin, en contrebas, la clairière des fusilles, et une dalle rendant hommage à 4500 fusillés. L'écart entre les 1006 noms Du monument inauguré samedi et ces 4500 fusillés s'explique. Le chiffre de 4500 correspond aux estimations de l'époque de la Libération. Il correspond aussi au total des martyrs sur l'ensemble de l'Ile-de-France.

" Le sang de nombreux patriotes a coulé ici, écrivions-nous. Et de fait des êtres d'âges, de confessions, de convictions, d'origines, de conditions, de cultures très différents ont vécu ici leurs derniers moments. Beaucoup ont laissé une trace dans la mémoire collective. Elle renvoie au souvenir de Louis Honoré d'ESTIENNES d'ORVES et de Gabriel PERI, de Georges POLITZER et de Jacques SOLOMON, de Félix CADRAS et d'Arthur DALLIDET, de Jacques DECOUR et Louis THOREZ, de Corentin CARIOU et de Louis MARCHANDISE, de Raymond LOSSERAND et de Maurice ROMAGON, de Pierre QUEMENEUR et de Jean NEDELEC, de Boris VILDE et de Louis COQUILLET. Nous citons de mémoire.

Évoquer le Mont-Valérien, c'est susciter le souvenir des avocats de fusillés à leur tour expédiés au poteau d'exécution : Georges PITARD, Antoine HAJJE, Michel ROLNIKAS. Parmi tous ces noms, ceux de nombreux communistes. Au nom de l'A.N.A.C.R., Charles FOURNIER-BOCQUET, le 3 mai 2001, lors d'une cérémonie à la Maison de la chimie le rappelait aussi : " Une des grandes caractéristiques de la Résistance française, c'est que, de toutes les résistances dans les pays occupés, elle fut et de loin la plus internationale ; elle fut celle au sein de laquelle se retrouvèrent le plus grand, nombre de réfugiés antifascistes, antinazis. " Evoquer le Mont-Valérien, c'est relire les terrifiantes et belles aventures amoureuses que finalement résument des expressions comme " les sept jeunes du Palais-Bourbon " qui ne furent pas sept jeunes rois, mais sept jeunes résistants issus de la banlieue " jugés " par les nazis entre les murs d'une représentation nationale transformés en un tribunal grand-guignolesque et de cauchemar... C'est relire d'autres aventures, les mêmes en vérité, que résument d'autres expressions comme Réseau du musée de l'Homme (et c'était bien de l'homme qu'il s'agissait !), ou les Cinq du lycée Buffon, ou procès de l'Hôtel Continental, ou ceux de l'Affiche rouge, avec les grandes figures de MANOUCHIAN et de Joseph EPSTEIN. Ou, ainsi que nous l'avons déjà mentionné, l'expression procès de la Maison de la chimie.

On sait que ce procès-là fut exemplaire, au point que les nazis n'hésitèrent pas à en filmer (en partie) le déroulement (les coups portés aux " prévenus " dans une arrière-salle annexe n'ont pas été gravés sur la pellicule). Vingt-sept combattants de la première heure comparaissant du 7 au 14 avril 1942. Vingt-trois condamnations à mort. Relisons les noms. Karl SCHOENNAAR, 17 ans, surnommé Carlo par ses copains. Carlo ? Un cas : évadé de l'Allemagne nazie où son père Eugen, responsable communiste avait été abattu en 1934, officiellement lors d'une tentative d'évasion (il avait été arrêté en 1934); Karl invective ses " juges " dans sa langue natale ; sa mère sera déportée. André AUBOUE, 18 ans. Marcel BOURDARIAS, 18 ans. Marcel TARDIFF, 20 ans. Bernard LAURENT, 20 ans. Georges TONDELIER, 20 ans. Marcel BERTONE, 21 ans, " ancien " des Brigades internationales d'Espagne (il s'était engagé à seize ans et demi). Louis COQUILLET, 21 ans. Maurice TOUATI, 22 ans, qui suit les " débats " sur une civière (il a les deux jambes cassées). Camille DROUVOST, 23 ans. Jean QUARRE, 23 ans. Pierre TOURETTE, 25 ans, dit " Petrus ". Jean GARREAU, 29 ans. Yves KERMEN, 30 ans. Spattaco GUISCO, 30 ans, ancien d'Espagne, qui comparaît avec des boulets aux chevilles. Louis MARCHANDISE, 32 ans. Pierre TIROT, 33 ans, ancien des Brigades internationales, marié à une Espagnole dont le père a été fusillé par les franquistes. Mario BUZZI, 35 ans. Alfred COUGNON, 41 ans. Léon LANDSOGHT, 41 ans. Ricardo ROHREGGER, 42 ans, autre ancien d'Espagne. Pierre LEBLOIS, 55 ans. René ROYER, 21 ans.

Des élèves de différents établissements scolaires prendront part, aussi, à la cérémonie. Ils diront les noms des 1006 fusillés du Mont-Valérien identifiés à ce jour.

Vingt-sept accusés. Tous livrés aux nazis par la police vichyste. Vingt-six peines de mort requises. Vingt-trois condamnations à mort. Et vingt-quatre exécutions : les nazis s'offrent en prime une jeune fille : Simone SCHLOSS, 21 ans, décapitée à la hache à Cologne, le 17 juillet 1942. Les fusillés exécutés au Mont-Valérien le seront cinq par cinq, la clairière ne comptant que cinq poteaux (4). Un seul accusé échappe à la mort. André KIRSCHEN : il a quinze ans et demi à l'époque. Mais qu'à cela ne tienne, il terminera la guerre dans les prisons allemandes, et son père, son frère Bernard, seront tous les deux fusillés au Mont-Valérien.

Le premier ministre Jean-Pierre RAFFARIN inaugurera, donc, samedi, le monument aux fusillés du Mont-Valérien. Il sera entouré des personnalités, des présidents et de représentants des grandes associations issues de la Résistance : onze au total, dont l'Association du souvenir des fusillés du Mont-Valérien et de l'Île-de-France, l'Association des familles de fusillés et massacrés de la Résistance française, l'A.N.C.V.R., la F.N.D.I.R.P. (les déportés), l'ensemble des associations concernées. Il y aura trois représentants par association. La cérémonie se déroulera avec la participation du Chour de l'armée française et de la Musique du 8ème régiment de transmission. Des élèves de différents établissements scolaires prendront part, aussi, à la cérémonie. Ils diront les noms des 1006 fusillés du Mont-Valérien identifiés à ce jour. Et donc, les noms de Bernard et Joseph KIRSCHEN.

André, le rescapé du procès de la Maison de la chimie , lui, sera dans la foule, quoiqu'il n'apprécie pas trop la pompe et que le côté campagnard du site ne parvienne pas à le distraire de ses souvenirs. Il sera là, avec, nous le savons, un peu d'amertume au cour. Il nous a expliqué pourquoi : " Personnellement, je trouve que les décorations n'ont pas grande signification, a fortiori à titre posthume. Mais j'ai appris que l'épouse de Spartaco GUISCO et la soeur de Marcel BOURDARIAS avaient demandé que la médaille de la Résistance soit accordée à ces deux hommes qui ont participé au début de la lutte armée contre l'occupant et qui, pour cette raison, sont tombés sous les balles nazies, au Mont-Valérien. Elles ont chacune reçu une lettre leur indiquant que leur demande avait été étudiée mais que la commission nationale de la Résistance n'avait pas retenu ces " dossiers ". J'ai écrit pour rappeler qui étaient ces hommes et dire qu'il y avait certainement une erreur. On ne m'a pas répondu. J'ai donc envoyé une seconde lettre. Et j'attends toujours la réponse. "

Jean MORAWSKI

(1) samedi 20 septembre 2003.
(2) Lire "Le Patriote résistant", n0 767, septembre 2003. Lire également l'entretien qu'il nous a accordé dans l'Humanité du 17 septembre 2003.
(3) Voir l'Humanité hebdo du 15 juin 2003.
(4) Voir l'ouvrage d'André ROSSEL-KIRSCHEN, le Procès de la Maison de la chimie, L'Harmattan, septembre 2002.